mardi 13 mars 2018

J'aime sa solitude


Pendant que G. partait skier, j'ai lu M Train de Patti Smith, acheté à toute vitesse au Relay de l'aéroport de Nantes par peur de manquer de lecture (je n'avais pas eu le temps de me pencher de façon rigoureuse sur la question et j'avais simplement emporté avec moi Annie Ernaux en Quarto dont j'avais quasiment déjà tout lu, L'un l'autre de Peter Stamm qui n'est vraiment pas très épais, des articles de Marguerite Duras, un roman français absolument ennuyeux dont je préfère taire le titre et Home cooking de Laurie Colwin, une lecture aussi délassante qu'un bon bain chaud).
J'ai lu M Train en grande partie au tea-room de Champéry en buvant des cappucino et dans le train qui reliait Champéry à Lausanne où se tient au musée de la photographie une très belle exposition sur les lignes. J'ai été étonnée, émue et troublée par le fait que Patti Smith et moi avions un certain nombre de passions communes (G. dirait "et en premier lieu un goût pour les choses perdues, passées, et les écrivains qui se sont suicidés." Certes.)
Comme moi, Patti aime les cafés, le pain complet, la photographie argentique, Akira Kurosawa, les premiers romans d'Haruki Murakami, Sylvia Plath, les soeurs Brontë et les spaghetti préparés avec trois fois rien (par exemple, des oignons verts, de l'ail, une boîte d'anchois). Elle ne sait ni nager ni conduire. Elle s'émeut du goût d'un beignet fourré à la pâte d'azuki. Il lui arrive de prendre des polaroïds parfaits et de les perdre. Et quand elle va au Japon, elle ne manque pas de se rendre sur la tombe de Yasujiro Ozu, à Kamakura. Ce que j'espère bien faire dans moins de deux mois maintenant.

samedi 3 mars 2018

Conte d'hiver


Nous venions de passer quelques jours en bord de mer avec elle. Elle s'était délectée de rouleaux de printemps à l'araignée, de pain chaud, de soupe au lait de soja et aux palourdes, de homard poché dans du bouillon japonais, de chou rouge beurré, de jus d'ananas, de petites cuillères de chocolat chaud et de risotto aux épinards. En revanche, la galette jambon-fromage du Breizh Café n'a rencontré aucun succès (j'avoue qu'elle n'était pas terrible).
Puis nous avons fait d'autres bagages, d'autres valises, et nous sommes partis chez mes parents. Il y avait du curry de poisson, des légumes fermentés maison absolument délicieux, des langoustines, du poulet à la mangue, au miel et au gingembre et des perles de tapioca au lait de coco. Elle a arrangé ses petites affaires dans leur salon, trouvé un verre pour y déposer ses feutres, trouvé une nouvelle façon aussi de nommer ses grands-parents et le lendemain, sur le seuil de leur porte, elle nous a embrassés et nous a fait au revoir de la main pendant que je m'engouffrais à toute vitesse dans la voiture, prétextant la neige fondue qui s'écrasait partout. Je n'avais surtout pas envie qu'elle voie mes yeux mouillés.
Nous avions décidé avec G. de passer une semaine à la montagne, quelque part dans les Alpes suisses (je devrai cependant attendre un peu pour aller à Sils Maria). Je n'étais jamais partie en classe de neige, la question avait été posée pour la rentrée de CM2 mais ç'aurait été un cauchemar. Je n'étais pas du tout physique et je n'aimais pas assez les gens pour partager l'intimité que cela impliquait forcément. A l'époque, j'avais aussi l'idée imaginaire que les sports d'hiver étaient réservés à une certaine élite fortunée à laquelle j'étais loin d'appartenir (très exactement le Courchevel de Florent Marchet). Faire du ski, de la luge, et le soir se retrouver autour d'une raclette, d'une cheminée et d'une partie de scrabble relevait pour moi d'un scénario de science-fiction. Pendant ce temps, à des centaines de kilomètres de là, chaque année et parfois à deux reprises, G. partait avec ses parents dans le chalet des Pyrénées. Il skiait, mangeait des sandwiches au saucisson et au fromage, buvait des chocolats chauds et adorait ça. Depuis quinze ans, il n'avait plus éprouvé ces sensations-là, rares moments heureux d'une enfance plus nuancée, et j'avais envie qu'il puisse les retrouver. Très tôt, il m'en avait fait la promesse, un jour j'irai aussi à la montagne (simplement je ne savais pas bien si j'en avais vraiment envie).
A cause des intempéries, notre vol a été considérablement retardé et il a bien fallu s'occuper. Nous avons lu ensemble et avec consternation la presse nationale, nous avons goûté un crumble aux pommes, une salade de boulgour au houmous de kale, à la butternut et à la grenade, nous avons discuté, discuté, discuté, j'ai fini par aller acheter deux macarons (qui se sont révélés délicieux), puis j'ai ouvert mon précieux nouveau numéro des Cahiers du Cinéma qui pose une question essentielle : pourquoi le cinéma ? Et très précisément : pourquoi est-ce qu'on préfère le cinéma ? Qu'est-ce qu'on y trouve ? Pourquoi est-ce qu'on passe tant de temps à voir des films ? L'éditorial de Stéphane Delorme expose tranquillement mais fermement les enjeux de ces questions.
Puis, à peine quelques pages plus tard, il écrit un article magnifique et troublant intitulé La corde sensible. Je suis tellement terrassée par sa beauté (oui, j'exagère à peine), sa sincérité et son courage, que je relis chaque paragraphe plusieurs fois, j'en fais même la lecture à G. J'y retrouve très précisément ce que je pense, ce que je vis, c'est vraiment ma corde sensible. Stéphane Delorme, adolescent, était fan du Grand Bleu et de L'Empire du Soleil, et puis un jour il a vu Gens de Dublin et en a éprouvé une telle secousse intérieure que sa vie a changé (et qu'il a voulu l'affiche du film dans sa chambre).
Je me souviens des pas des chevaux dans la neige, de l'ambiance chaleureuse et feutrée, de danses qui s'arrêtent et reprennent, de regards détournés, à la fois d'un endroit où on veut être et en même temps d'un malaise diffus, qui devient tristesse et désastre (...) le cinéma ce peut être ça. Cet enfant de 14 ans a été emporté encore plus loin que dans n'importe quel voyage interstellaire. Je suis bouleversée par ce passage. A peu près au même âge, j'éprouvais une passion sans limite pour Le cercle des poètes disparus et puis un jour j'ai vu Conte d'été et ce choc éprouvé par Delorme, ce tremblement intérieur qui fait que plus rien, jamais, jamais ne sera comme avant, je le connais par coeur. C'est ma vie. Et quand il parle de la façon dont Nathalie Wood porte la main à sa tempe dans Splendor in the grass, et de la façon dont il ressent cela, c'est comme si je m'entendais parler de ces détails infimes du cinéma qui impriment en moi quelque chose de très fort, d'unique, et souvent d'impartageable. Je poursuis l'article. Ce qu'il dit sur l'émotion, les fêlures, le sentiment de l'existence, m'est tellement familier, importe tellement, que dans le terminal bondé de voyageurs impatients, je me mets à pleurer. Et puis arriva l'heure d'embarquer.
Nous sommes arrivés très tard à destination, tout était noir autour de nous mais la pleine lune éclairait de façon surnaturelle et féérique les champs enneigés. On distinguait aussi les toits blancs des chalets, les silhouettes fuselées des sapins.
L'appartement est joli et accueillant, du bois partout et du mobilier seventies, du carrelage fleuri dans la salle de bains, de la vaisselle jaune moutarde et une suspension orange dans la salle à manger, mais il était presque minuit, nous n'avons pas dîné, tout est fermé et rien d'autre dans la valise qu'un paquet de granola bio et du thé japonais. Nous sommes affamés. Nous commençons à explorer les placards. Il y a des spaghetti Barilla, de la bonne huile d'olive, de la fleur de sel, du poivre du moulin, une boîte de thon à l'huile (mais aussi de la pâte de curry, de la cannelle, des épices à pain d'épices, du basilic séché...). Je prépare des sphaghetti au thon, bien poivrés. On met les couverts sur la grande table en bois. Il dira Merci, parce que c'est vraiment bon.
C'est comme ça que commencèrent ces premières vacances à la montagne.
Il y a plusieurs années, j'ai fait un rêve dont j'ai parlé vingt fois sur le divan car il m'avait rendue infiniment heureuse, comme rarement le permet l'activité onirique. Dans ce rêve, je suis rédactrice aux Cahiers du Cinéma. On me demande de partir à Prague, sans doute pour y faire un état des lieux des cinémas locaux. Je demande très timidement à un garçon qui travaille aussi à la rédaction et pour qui j'éprouve une affection secrète s'il veut partir avec moi. Il dit oui et précise J'ai toujours rêvé voir Prague sous la neige avec toi.
Entre autres choses, je sais que cette scène est l'écho d'une autre promesse de G. faite il y a très longtemps, peut-être même au début de notre rencontre. Il avait dit qu'un jour il m'emmènerait voir l'Acropole sous la neige parce qu'Athènes en plein été, c'était vraiment une mauvaise idée.
Dans le lit du chalet perdu dans les Alpes suisses, avant de m'endormir ce premier soir, je repensais à tout cela. Au garçon endormi près de moi et qui comprenait si bien, et depuis si longtemps, ma corde sensible.